L’homme brun ne parlait pas, ne chantait pas. Il se contentait de gratter les cordes de sa guitare, d’où une mélodie toujours féérique s’échappait. Il revisitait les vieux classiques rock, apportant inlassablement sa touche personnelle, impossible à définir tant elle était somptueuse.
Tant qu’il restait un spectateur, il jouait. Et chaque jour, sa notoriété grandissait, amenant une vingtaine de personnes à l’encercler. Moi, je m’arrangeais toujours pour ne pas être la dernière à partir, par une crainte imbécile de me retrouver en tête-à-tête avec lui. Bien sûr, je lui avais imaginé toute sorte de vie, et la possibilité qu’il soit un détraqué doublé d’un violeur m’avait déjà effleuré l’esprit. Mais la peur d’être déçue de cette légende, à qui j’avais inventé un personnage qui ne lui correspondait certainement pas, dominait.
Ses admirateurs n’étaient jamais les mêmes, et je semblais être la seule incapable de se passer de sa musique plus de vingt-quatre heures.
Ce soir-là, j’étais décidée à réunir les bribes de courage qui m’habitaient, déterminée à le connaitre. Alors, j’attendais. Encore. Et encore.
Ses doigts agiles pinçaient les cordes, et les yeux fermés, il semblait rêver. Je jetai un regard à ma montre, et m’aperçus que les deux heures du matin n’étaient déjà plus qu’un souvenir. Je soupirai, déçue d’avoir espéré qu’il se lasserait avant moi, et me levai.
M’ayant certainement entendue, le guitariste se redressa et me tourna le dos, visiblement prêt à regagner son logement. Ou toute autre chose s’y apparentant. Je serrai les poings, fermai les yeux et me convainquis être une autre personne, bien plus brave.
- Où tu vas ?, lui demandai-je subitement, d’une voix étonnamment aiguë qui me fit grimacer.
Il eut un léger sursaut, sans doute peu habitué à ce qu’on lui adressât la parole après l’un de ses spectacles, mais ne se retourna pas, continuant à s’éloigner.
- Dis-moi au moins comment tu t’appelles !, le suppliai-je.
Il pivota enfin, me dévoilant un léger sourire, pourtant capable de mettre à genoux la plus chaste des nonnes, j’en étais persuadée. Je restai alors coite, subjuguée par la beauté angélique qu’il dégageait à cet instant. Le caractère romantique de ce moment ne m’échappa guère. Lui et moi nous souriant, sur la plage à la lueur de la lune, nous laissant bercer par le bruit des vagues brisées. Je secouai la tête, gênée.
- Danny, me répondit-il finalement.
Je déglutis silencieusement, espérant que l’un des secrets amenant cette aura mystérieuse ne fut pas de discerner les émotions des gens, parce qu’à cet instant, toutes sortes de scénarios plus ou moins érotiques me venaient. Lui me devançant de quelques mètres, j’entrepris de le rattraper à petites foulées, me rapprochant chaque instant de ce magnifique personnage.
- Alors, Danny, je te suis.Le musicien secoua la tête, visiblement amusé, et reprit sa marche. Je lui emboitai le pas, décidée à percer l’énigme de sa personnalité, et même de son existence. Je m’étonnai moi-même de la hardiesse dont je faisais preuve, y étant peu habituée. Encore une fois, je le détaillai des pieds à la tête, sans aucune gêne. Assis avec une guitare sur les genoux, il était charismatique. Debout, semblable à un musicien égaré, vieux jean usé, chemise ouverte et pieds nus, il l’était tout autant. Quand il s’aperçut que je le suivais réellement, il ralentit, assurément prêt à m’attendre.
- Je ne suis qu’une légende, me prévint-il.
J’acquiesçai silencieusement, sans réellement comprendre le sens de sa phrase. Il saisit ma main, entrelaçant ses doigts rugueux aux miens. Le rouge me monta immédiatement aux joues, et je le remerciai intérieurement de ne pas avoir posé son regard sur moi à cet instant.
Nous marchions dans un silence pesant – du moins pour moi – seulement rythmé par nos pas laborieux dans le sable et nos respirations plus ou moins saccadées, en fonction de la rapidité de notre progression.
Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes devant un immeuble, et le musicien aux doigts magiques inséra la clé dans la serrure. Je m’apercevais à cet instant que, immergée dans mes pensées, je n’avais pas prêté attention au chemin que nous avions emprunté. Peut-être était-il un vaurien, mais jamais la peur ne m’a parcourue tant que j’étais en sa compagnie.
Après avoir forcé, la porte s’ouvrit dans un grincement sourd, et je découvris un petit appartement plutôt rudimentaire. La dernière parole qu’il ait prononcée me revint en mémoire : « Je ne suis qu’une légende », qui prenait tout par cette habitation sommaire. J’haussai les épaules. Après tout, Kurt Cobain avait certainement vécu, lui aussi, dans un deux pièces minable et peu éclairé. J’entrai et me précipitai vers les quelques quatre guitares posées sur le vieux canapé branlant, sans pour autant oser les toucher.
- Joue-moi quelque chose.- Tu ne te lasses jamais ?, rit-il.
Je secouai la tête, rougissante. Je croisai son regard saphir, et m’y noyai. A cette seconde, il sembla comprendre que j’étais son admiratrice la plus fidèle, et que sa musique, aussi ridicule que cela puisse paraitre, m’était devenue vitale.
Nous perdîmes donc toute notion du temps, enivrés par le son que la guitare de Danny produisait, aidée de ses doigts féeriques. Lui, jouait ; moi, j’écoutais. Alors que mon esprit volait, semblable à celui d’une junkie en manque ayant récupéré sa dose, les premières notes d’une chanson de Radiohead – celle que je considérais comme l’un des chefs d’œuvre musicaux de ces dernières décennies – retentirent, accompagnées de la voix rauque de Danny. Je l’entendais chanter pour la première fois, et les larmes vinrent immédiatement inonder mes yeux. Je rejetai ma tête en arrière, les empêchant ainsi de noyer mes joues. Quelques minutes plus tard, Danny se tut en même temps que son instrument, donnant un point final plein d’amertume par « I don’t belong here ».
Je restai immobile quelques minutes, n’osant pas émettre le moindre commentaire, de peur de briser cet instant aussi beau que du cristal, mais tout aussi fragile.
Le musicien, ne semblant guère de mon avis, toussota.
- Quel âge as-tu ?, lui demandai-je.
- Vingt-deux ans.Il avait vingt-deux ans, soit deux de moins que moi, et déjà un talent fou.
Sans aucune retenue, je fixai son visage. Il avait les traits fins et anguleux, des tâches de rousseur cachées par son bronzage, et des yeux bleus avec un pouvoir de séduction certain. Ses cheveux bouclés, négligés pareil à son début de barbe, lui tombaient sur les yeux et lui donnaient cet air mystérieux de musicien marginal et sensible.
- J’ai toujours pensé que tu étais muet, lui avouai-je.
- Déçue ?- Oui, souris-je.
Il n’était pas rare d’entendre qu’il s’était échappé d’un asile psychiatrique et qu’il vivait dans une grotte sur la plage. Ou encore qu’il avait assassiné ses parents sauvagement, et qu’il s’était terré dans un mutisme affligeant, refusant de parler depuis lors. La rumeur que je préférais, sans aucun doute, était celle qui suggérait que le musicien venait de l’océan, et qu’au petit jour, il y retournait. Un non-conformiste plein de charme.
Maintenant qu’il parlait, je découvrais l’homme caché derrière le personnage.
- Qu’est-ce que tu espérais trouver, en me suivant ?
- Je ne sais pas trop, lui admis-je.
Peut-être une légende solitaire et muette qui vit sur la plage, et très romantique. Peut-être que j’espérais qu’il me joue des ballades, et qu’il me fasse vivre une nuit d’amour magique. Tu vois le truc, quoi … Sexe sur la plage, puis bain de minuit.
- Et encore du sexe, mais dans l’eau cette fois-ci. Et encore. Et encore.
- Oui, et peut-être que d’ici quelques cinquante années, j’aurais pu dire « nous nous mariâmes et eûmes beaucoup d’enfants ».Danny m’offrit son plus beau sourire en coin et s’approcha de moi. Il caressa délicatement ma joue de ses doigts rugueux, et je fermai les yeux, savourant la sensation piquante qui me parcourait. Quelques secondes plus tard, je sentis ses lèvres se poser sur mon front.
Puis il saisit ma main et une guitare, et m’entraina à l’extérieur de son appartement miteux. Tandis qu’il verrouillait la porte, je l’interrogeai du regard. Il me répondit par un sourire amusé, m’indiquant ainsi qu’il ne me dévoilerait pas ses intentions. Faussement mécontente, je soupirai, n’oubliant guère de le gratifier de mes yeux exagérément noirs.
- Où va-t-on ?, finis-je tout de même par lui demander.
- Là où je pourrai devenir une légende.A son regard mystérieux, je devinai que je devrais me contenter de cette réponse évasive. A vrai dire, cela me convenait parfaitement : En dépit de sa capacité à parler et son appartement miteux, je devais avouer que son côté secret me plaisait, puisqu’il correspondait au personnage que je lui avais imaginé.
Nous arrivâmes sur la plage que nous avions quitté quelques heures plus tôt – du moins c’est ce que je supposais, ayant perdu toute notion du temps – et Danny s’installa : assis en tailleur, nu-pieds, dos à la mer, et la guitare posée sur les genoux. Je me plaçais face à lui, et fermai les yeux, comme lui le faisait certainement. Un air qui m’était alors inconnu s’éleva du couple qui m’accompagnait. Danny et sa guitare. Bientôt, sa voix se mêla aux notes échappées de l’instrument. Je souris, me demandant si si parfaite harmonie avait déjà existé ailleurs que sur cette plage, avant ce moment. Mon esprit voyageait. Je volais.
Lorsque j’émergeai, je m’aperçus que toute mélodie avait cessé. J’ouvris les yeux, et tombai nez à nez avec Danny, tout sourire, à deux centimètres de mon visage. Prenant ma main, il m’intima de me relever. Aveuglée par ses yeux brillants, je le suivis. Et enfin ses lèvres grenades se posèrent sur les miennes dans un baiser si chaste et si puissant que je crus que mon cœur se décrocherait.
A regret, nous nous séparâmes. Danny m’adressa un dernier regard et pivota, faisant face à la mer. Ses pas réguliers le conduisirent bientôt jusqu’à la brisure des vagues et, tout habillé, il entra dans l’eau glacée. Il plongea, et disparut. Etonnamment, je restai sereine, attendant le retour de l’homme légendaire.
Qui ne se fit pas.
Du moins, pendant quelques secondes qui me parurent une éternité. La sérénité m’avait quitté et mes oreilles bourdonnaient, tandis que je le cherchais des yeux. Jusqu’à ce qu’il réapparaisse, rayonnant d’allégresse.
- J’ai essayé ! me cria-t-il.
Je te le promets, j’ai essayé ! Mais je n’arrive pas à disparaitre.Un gloussement angoissé m’échappa, et je courus le rejoindre. Danny était une légende, j’en étais certaine. Mais il était aussi humain, à mon plus grand bonheur.
Dans les bras l’un de l’autre, même trempés dans une eau glacée, nous n’avions pas froid. Mes mains autour de son cou, il caressait mes cheveux humides, et riait. Je me noyai dans ses yeux saphir, et tombai lentement dans un état second, plus couramment appelé « amour ».
La suite, je l’avais déjà devinée, nous fîmes l’amour, nous nous mariâmes et eûmes beaucoup d’enfants.
Par Charlie©